Longtemps
assimilée à la musique classique, la flûte fait une entrée relativement tardive
dans le domaine du jazz, notamment à cause de sa faible puissance sonore.
Le premier solo de flûte enregistré date de 1927, et est l'uvre
du flûtiste et clarinettiste cubain Alberto Socarras (Shootin' the Pistol,
avec l'orchestre de Clarence Williams) ; toutefois, c'est Wayman Carver (1905-1967)
qui est généralement considéré comme le premier flûtiste
de jazz. Carver commence la flûte très jeune, puis joue quelque temps
comme sideman avant d'être engagé en 1933 dans le big band du batteur
Chick Webb, où il restera jusqu'en 1937. Il enregistre quelques courts
solos de flûte avec un groupe nommé The Little Chicks (toujours avec
Chick Webb), dont la chanteuse n'est autre que la jeune Ella Fitzgerald.
Durant
les années 40, la flûte est fort peu utilisée comme instrument solo : parmi les
rares jazzmen à enregistrer avec cet instrument, on peut citer Harry Klee (notamment
avec l'orchestre de Ray Linn) et Jerome Richardson (Kingfish avec le big
band de Lionel Hampton, en 1949).
Les
choses vont cependant changer dans les années 50, particulièrement avec l'apparition
du cool bop ; en effet ce courant musical, bien que relativement éphémère, a fortement
contribué à l'acceptation de la flûte dans le jazz, notamment grâce à des musiciens
tels que Bud Shank et Buddy Collette. D'autre part, les progrès réalisés à cette
époque dans le domaine de l'amplification ont pour conséquence que de plus en
plus de jazzmen (des saxophonistes pour la quasi-totalité) s'intéressent à la
flûte : parmi eux Frank Wess (dans l'orchestre de Count Basie), Sam Most, James
Moody, Paul Horn et Herbie Mann. Ce dernier, le plus populaire, est l'un des premiers
jazzmen à abandonner le saxophone pour se consacrer exclusivement à la flûte.
Il s'intéresse beaucoup aux musiques latines (dans lesquelles la flûte joue un
rôle important), et sera l'un des premiers jazzmen à enregistrer un album de bossa
nova.
En 1956, la revue
américaine Down Beat introduit une catégorie " flûte " dans son célèbre
classement des meilleurs musiciens de l'année, ce qui prouve que l'instrument
commence à être accepté dans le domaine du jazz.
Les
années 60 voient apparaître quelques flûtistes de grand talent: Eric Dolphy, improvisateur
de génie et précurseur du courant free jazz, fait preuve avec cet instrument d'une
virtuosité et d'une audace peu communes ; Dolphy est très influencé par la musique
classique contemporaine, et en particulier par le virtuose italien Severino Gazzelloni,
avec qui il prendra quelques leçons lors d'une tournée en Europe. Yusef Lateef,
Sahib Shihab, Roland Kirk et Jeremy Steig utilisent abondamment la technique (inaugurée
par Sam Most) consistant à jouer et chanter simultanément dans l'instrument. Cette
technique est particulièrement intéressante, car elle permet de gagner aussi bien
en volume sonore qu'en expressivité. Yusef Lateef était très attiré par les musiques
orientales, ce qui le pousse à jouer de nombreuses flûtes ethniques comme le nai
(flûte arabe) ou certaines flûtes chinoises. Paul Horn s'intéresse quant à lui
à la méditation transcendantale et à la musique de l'Inde, et enregistrera un
disque en solo (à la flûte) dans le Taj Mahal.
Le
succès d'Hubert Laws, à la fin des années 60, marque une étape importante pour
les flûtistes de jazz. Doté d'une solide formation classique, Laws possède une
sonorité d'une grande pureté, une technique irréprochable, ainsi qu'une grande
rigueur de jeu. Suivant son exemple, de nombreux saxophonistes qui "doublent"
à la flûte entreprennent de perfectionner leur technique sur cet instrument ;
parmi eux Joe Farrell, James Spaulding et Lew Tabackin.
Parallèlement,
au début des années 70, la flûte fait son apparition en rock, avec entre autres
représentants Ian Anderson du groupe Jethro Tull (qui est inspiré par Roland Kirk),
Tjis van Leer de Focus, et les saxophonistes-flûtistes Dick Morrissey et Dave
Quincy, tous deux membres de If. Réciproquement, certains flûtistes de jazz incorporent
dans leur musique des éléments de rock ; ainsi Jeremy Steig (avec le groupe de
jazz-rock Jeremy and the Satyrs) utilise des effets électroniques pour modifier
le son de l'instrument, et Herbie Mann enregistre à Memphis en compagnie de musiciens
de rythm&blues (le mythique Memphis Underground, en 1969).
Dans
les années 80, les jazzmen à se consacrer uniquement à la flûte se font de plus
en plus nombreux. James Newton, virtuose incroyable doté d'une solide formation
classique, intègre dans son jeu de nombreux effets issus de la musique classique
contemporaine : voix, multiphoniques, respiration circulaire, bruits de souffle
ou de clés, micro-intervalles, etc. Il a enregistré de nombreux disques de flûte
solo, où il dialogue parfois avec lui-même grâce au procédé de re-recording (l'album
Axum, en 1982). Dave Valentin est pour sa part très influencé par la musique
latine, mais également par le funk, le pop et le rythm&blues. Malgré l'aspect
très commercial de ses propres disques, il s'impose néanmoins comme un soliste
hors du commun (l'album Live at the Blue Note, en 1988). Steve Kujala,
moins connu que les deux précédents mais non moins important, est passé maître
dans l'art du glissando (technique qu'il nomme fretless flute, par analogie avec
la basse fretless) ; ses enregistrements les plus intéressants sont certainement
ceux réalisés avec le pianiste Chick Corea (Again and Again, en 1982, et
Voyage, en 1985).
De nos jours, nombres de jazzmen, dotés pour
la plupart d'une technique irréprochable, se consacrent exclusivement à la flûte.
En Angleterre, Phillip Bent, grand admirateur d'Hubert Laws, mais aussi de Miles
Davis et de Michael Jackson, propose un jazz teinté de funk, de soul et de hip-hop.
A Cuba, le virtuose Orlando " Maraca " Valle a ouvert la musique traditionnelle
cubaine au jazz, au blues et même au funk. En France, Malik Mezzadri (surnommé
à juste titre " Magic Malik "), au côté de Julien Loureau ou de St-Germain comme
dans sa propre formation (le Magic Malik Orchestra), pousse l'instrument dans
ses derniers retranchements, en particulier par son utilisation de la voix. En
Suisse, Mathieu Schneider, notamment au sein du groupe Inside Out, associe une
incroyable maîtrise des effets (voix, souffle, etc.) à un jeu très souple et dynamique,
axé essentiellement sur le groove. Tous ces flûtistes continuent aujourd'hui à
étendre le territoire et les possibilités de la flûte.
Bibliographie
et sources :
 | Bob
Afifi, Solos for Jazz Flute, New York, Carl Fischer 1993. |
 | Sous
la diréction de Ph. Carles, A. Clergeat, J.-L. Comolli, Dictionnaire du jazz,
Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994. |
 | Peter
Guidi, The Jazz Flute (vol. 2), sur internet : http://people.a2000.nl/pguidi/history.html
|
 | Horace
A. Young, Improvising Jazz Flute, New York, Amsco Publications,
1988. |